Introduction
La destruction, la capture et le trafic de faune sauvage sont un phénomène ancien. Depuis très longtemps et dans toutes les régions du globe, on chasse des animaux sauvages comme source de protéines, de revenus ou comme signe extérieur de richesse, et ce dans des contextes écologiques et culturels très variés. Dans les pays d’Afrique et d’Asie où ils sont présents, nos plus proches cousins ne sont pas épargnés. Dans l’Ancien Testament, les grands singes figurent parmi les richesses rapportées par Salomon, à côté de l’or, de l’argent et de l’ivoire. Protégés de la chasse par des tabous culturels anciens dans certaines régions, ils sont consommés dans beaucoup d’autres depuis des centaines, voire des milliers d’années.
Ce qui est nouveau, cependant, c’est l’ampleur du trafic de grands singes vivants, de viande et de parties de corps. Une activité à forte connotation culturelle visant principalement la satisfaction des besoins alimentaires s’est transformée, en l’espace de quarante ans, en un commerce planétaire se chiffrant en millions de dollars et orchestré par des réseaux criminels transnationaux élaborés. Aujourd’hui, la quasi-totalité des pays du globe est concernée par le trafic de faune sauvage. Les crimes contre l’environnement figurent parmi les activités illégales les plus lucratives à l’échelle mondiale : les recettes annuelles générées par le trafic d’espèces sauvages (en dehors des filières bois et pêche) sont comprises entre 8 et 10 milliards d’USD, selon les estimations. Le commerce de grands singes représente une part non négligeable de ce marché, et la demande ne cesse de croître. Il est néanmoins difficile d’obtenir des évaluations fiables en raison de sa nature illégale. On estime toutefois qu’entre 2005 et 2011, plus de 22 000 grands singes hominidés ont été tués ou capturés en Afrique et en Asie pour alimenter le trafic d’espèces sauvages, et les estimations plus récentes évoquent un total annuel de pratiquement 3 000 individus. Les conséquences de la chasse, de la capture et du trafic sur les gibbons sont moins bien comprises, et encore plus difficiles à quantifier.
Les chiffres disponibles étant probablement sous-estimés, et au vu du rythme très espacé de leur reproduction, il ne fait pas de doute que les taux de prélèvement de grands singes dans la nature compromettent la pérennité des populations. Par ailleurs, la destruction, la capture et le trafic s’inscrivent dans un contexte plus large de pressions sans cesse croissantes. Selon les projections, en 2050, l’économie mondiale, comme expliqué dans le premier volume de La Planète des grands singes, devrait être entre deux et quatre fois plus importante qu’en 2010 (avec un poids de plus en plus considérable de la classe moyenne) et nécessitera davantage de matières premières, d’infrastructures et de terres pour la production alimentaire. La demande de grands singes pour la consommation, comme objets culturels ou animaux de compagnie ou d’attraction pour le divertissement est donc aussi susceptible de suivre cette tendance à la hausse, ce qui entraînerait leur disparition dans la majeure partie de leurs aires de répartition d’ici quelques décennies. Il est donc urgent de s’attaquer aux causes du trafic.
Pour être efficace, l’action visant à protéger les grands singes passe par la compréhension de l’ampleur et des caractéristiques du trafic, ainsi que de ses effets sur les animaux, mais aussi sur l’environnement en général. Les causes et les répercussions du trafic sont multidimensionnelles, spécifiques à chaque espèce, et elles varient considérablement selon les contextes géographiques. De plus, certaines formes de trafic sont plus visibles, plus connues du public, et donc davantage étudiées et mieux comprises que d’autres. Il est urgent de mener des recherches approfondies et de longue haleine sur les aspects moins connus du trafic de grands singes et de son impact sur tous les taxons afin que les différents acteurs publics, privés, de la société civile et de la conservation et du développement puissent être mieux armés face aux menaces qui en découlent.
Dans les précédents volumes, La Planète des grands singes s’est intéressée aux industries extractives, à l’agriculture industrielle et au développement des infrastructures. Ce quatrième volume se penche sur l’un des effets indirects de ces activités, qui constitue néanmoins l’une des plus graves menaces : le trafic de grands singes. Il présente une analyse approfondie des conséquences de celui-ci sur les animaux, ainsi que les cadres juridiques et réglementaires applicables, les facteurs culturels et socioéconomiques qui encouragent le trafic et les réponses apportées par différents acteurs, comme les initiatives de conservation et diverses stratégies d’application de la loi dans les pays de leurs aires de répartition. La seconde section de ce volume fournit des statistiques robustes et actualisées sur l’état des grands singes dans la nature et en captivité, une analyse des menaces actuelles qui pèsent sur les populations à l’état sauvage, une synthèse des différentes méthodes de suivi, un exposé général de la conservation fondée sur des données factuelles, et enfin, des informations sur l’historique et la situation actuelle de la campagne pour les droits non humains en faveur des grands singes et d’autres animaux.
Les moteurs du trafic de grands singes
Les leviers de la destruction, de la capture et du trafic de grands singes sont à la fois culturels et économiques, avec de grandes variations selon les contextes géographiques, les formes de trafic et les circonstances propres à chaque situation. Dans certaines régions, les difficultés d’accès aux marchés limitent les perspectives économiques des populations vivant en milieu rural, ce qui favorise la chasse ; dans d’autres, la hausse de la richesse par habitant peut stimuler le commerce d’animaux vivants et de viande sauvage, recherchés comme marqueurs sociaux par les plus affluents, alors que le développement des infrastructures facilite par ailleurs l’accès aux primates et aux marchés. D’autres facteurs comprennent l’évolution des préférences des consommateurs friands de viande sauvage et d’animaux de compagnie exotiques, le développement de l’accès aux services internet et de téléphonie mobile et la modification des pratiques culturelles, ainsi qu’un ressentiment vis-à-vis des réglementations relatives à la conservation et enfin, les conflits humains-animaux.
Les grands singes, leur viande et leurs parties de corps satisfont de multiples usages. Vivants, ils sont appréciés comme animaux familiers de prestige ou utilisés par l’industrie du tourisme comme appâts pour se faire prendre en photo avec un grand singe, dans les zoos, les cirques et les attractions des parcs animaliers dans le monde entier. La demande de parties de corps est souvent liée à la médecine traditionnelle ; la viande peut quant à elle être consommée comme source de protéines dans l’alimentation ou pour ses vertus supposées (renforcement des muscles ou du système immunitaire), pour suivre une tradition culturelle, ou encore parce qu’elle est considérée comme un mets exotique et cher et un moyen de différenciation sociale pour celui ou celle qui peut en proposer.
Dans le cas du trafic de grands singes vivants, la motivation économique est particulièrement forte, car un spécimen peut rapporter entre 10 000 et 50 000 USD. Des gains aussi faramineux attirent des réseaux criminels spécialisés pour lesquels la perspective de profits colossaux l’emporte sur les risques inhérents au commerce d’espèces protégées, surtout là où une répression peu énergique, la corruption et la difficulté d’identification des espèces sont autant de facteurs qui nuisent à la probabilité de voir aboutir les poursuites.
Les effets de la chasse sur les grands singes et leur habitat
Les conséquences directes et indirectes de la destruction, de la capture et du trafic de grands singes sont visibles parmi les populations et dans leurs habitats naturels. Le principal effet direct est la régression des populations et leur extinction au niveau local dans les régions où elles sont chassées. Même les pratiques de chasse qui ne ciblent pas spécifiquement les grands singes peuvent entraîner de graves conséquences sur leur bien-être et leurs chances de reproduction ; les pièges, par exemple, peuvent causer des blessures qui risquent de s’infecter, de conduire à la perte d’un membre et à la mort. Les individus blessés peuvent avoir des difficultés à accéder à leur nourriture, ils peuvent aussi perdre leur rang dans la communauté, être désavantagés pour se reproduire et subir un affaiblissement de leur système immunitaire. La chasse d’autres espèces peut aussi les affecter de manière indirecte en modifiant les écosystèmes ou la structure de l’habitat, ce qui peut alors avoir une incidence sur la disponibilité de certains aliments.
Pour les grands singes survivants à l’état sauvage, la chasse a des conséquences socioécologiques, comme la recomposition des groupes sociaux et la modification des interactions et des habitudes alimentaires. Les individus épargnés peuvent souffrir de stress social et d’une perte de savoirs liés à l’habitat ou de comportements appris en société. Qui plus est, la chasse peut provoquer un déplacement des individus et des groupes vers de nouveaux sites pour éviter les humains, ce qui peut accroître, en particulier chez les chimpanzés, le nombre de conflits entre les groupes et celui des victimes de ces conflits entre membres d’une même espèce.
Outre les effets directs sur la survie et le comportement des grands singes, la chasse a des conséquences indirectes sur le fonctionnement des écosystèmes dans leurs habitats. En effet, ces primates sont d’importants disséminateurs de graines, et les recherches montrent qu’ils améliorent le taux de germination et de survie des graines de certaines plantes qu’ils avalent et excrètent. Leur élimination dans une zone forestière n’est donc pas sans effet sur la végétation. Par ailleurs, l’augmentation du risque de transmission de maladies entre les humains et les grands singes est préoccupante dans les régions où l’on chasse beaucoup, en particulier lors de la préparation de l’animal destiné à être mangé et de sa consommation. Il serait utile d’analyser le lien entre la transmission des maladies (zoonoses) et la chasse dans le cadre d’études futures.
Agir pour lutter contre la destruction, la capture et le trafic
La question de la lutte contre la menace que constitue le trafic de grands singes a été abordée de multiples façons. Les acteurs de la conservation, les décisionnaires, les défenseurs de la cause animale, les économistes et les sociologues ont ainsi élaboré différentes méthodes d’intervention qui agissent à des niveaux très divers : réduction de la demande, application de la loi, gestion des aires protégées, sensibilisation à la conservation, implication des communautés, développement de moyens de subsistance alternatifs et tourisme. Les interactions entre de telles interventions peuvent se traduire par une exacerbation des inégalités, avec une marginalisation encore plus importante des individus qui vivent à proximité des grands singes. Il reste encore beaucoup à faire pour que les actions soient équitables et efficaces.
Il est essentiel d’instaurer des cadres juridiques et une protection solides qui s’insèrent dans une stratégie globale centrée sur les priorités sociales et économiques des populations qui vivent près des forêts et qui dépendent de leurs ressources. La réduction de la demande de grands singes et l’encouragement de la participation de la population exigent des approches spécifiques au contexte, qui prennent en compte les éléments culturels, les croyances, les valeurs et les modes de vie et qui reposent sur des incitations financières et non financières dont le bilan bénéfices-coûts pour les communautés locales sera positif et supérieur à celui pouvant être engendré par le braconnage et le trafic.
Le problème consistant à savoir comment lutter au mieux contre la destruction, la capture et le trafic de grands singes est complexe et ne peut se résoudre facilement ou rapidement. Toutefois, ce volume souligne que nous disposons déjà des connaissances et des compétences nécessaires pour y parvenir. Deux conditions restent cependant à remplir : arriver d’une part à un accord sur la nécessité et l’importance de la conservation, de la coopération et de la collaboration entre tous les acteurs concernés et, d’autre part, disposer de stratégies fondées sur la compréhension des facteurs économiques, historiques, politiques et sociaux qui ont façonné les contextes particuliers.
La Planète des grands singes emploie « chasse et trafic » pour désigner la destruction, la capture, le transport, la vente et la détention de grands singes vivants, de viande ou de parties de corps. Le « trafic d’animaux vivants » se définit comme la capture et la vente d’animaux sauvages vivants, alors que le « trafic de viande sauvage » implique la vente de viande de grands singes fraîche ou conditionnée pour la consommation humaine, et le « trafic de parties de corps » concerne la vente de certaines parties de corps investies d’une valeur culturelle ou symbolique.